Forbidden Planet
Forbidden Planet, soucoupes volantes et tonalités électroniques
Au début des années ‘50, la science-fiction fait son apparition au cinéma. D’abord reléguée au rang de série B, de distraction pour les teenagers, la Metro Goldwyn Mayer décide pourtant de donner une chance à ce genre naissant avec un film qui bénéficiera des moyens dignes d’une grande production contemporaine. Ce sera « Forbidden Planet » (Planète Interdite), un film sorti en 1956, surpassant tout ce qui avait été fait jusque-là. Cinemascope, Eastmancolor, rien ne sera épargné pour donner à cette production le lustre et l’éclat des grandes productions hollywoodiennes.

Forbidden Planet
Loin des scénarios primitifs des premiers films de science-fiction, celui de « Planète Interdite » est habilement bâti sur des éléments de la pièce classique de William Shakespeare, « La Tempête », et pousse le luxe jusqu’à mettre en œuvre la théorie psychologique du subconscient collectif.
Les effets spéciaux ne seront pas en reste, ils seront d’ailleurs nominés aux Oscars 1956. Et à l’écran, outre le premier rôle d’un tout jeune Leslie Nielsen, le public retiendra surtout Robby le robot, dont la silhouette caricaturale du robot des années ’50 est depuis devenue intemporelle.
Pour les effets sonores
En phase de post-production, lorsque se pose la question de la musique du film, le producteur prévoit d’abord de la confier à un compositeur traditionnel. Mais fin 1955, il rencontre à New York, presque par hasard, les époux Barron, pionniers de la musique électronique, à qui il demande d’abord de travailler sur les effets sonores du film. Cependant, après avoir entendu leurs premières démos, et avoir eu l’impression qu’il avait été « transporté dans une autre dimension », il leur confie la responsabilité de toute la création sonore du film.
Louis et Bebe (de son vrai prénom Charlotte) Barron expérimentent depuis la fin des années ’40 la musique électroacoustique et les sonorités électroniques. Ce sont des précurseurs et des pionniers, à tel point qu’ils ne savent pas eux-mêmes quel nom donner à ce qu’ils font (on pourrait aujourd’hui parler de musique concrète). Ils sont tous deux musiciens, et Louis est un électronicien autodidacte.

Louis & Bebe Barron au Greenwich Village Studio
Fortement influencé par un livre sur la cybernétique, qui faisait le parallèle entre le fonctionnement des circuits électroniques et des êtres vivants, Louis créée et construit lui-même des circuits électroniques chargés de produire des sons divers, basés sur le principe du « ring modulator ».
Chacun de ces circuits électroniques est d’ailleurs considéré (et observé) comme un être vivant, comme un organisme primitif. Il a un cycle de vie (de plusieurs minutes à plusieurs heures), pendant lequel le son qu’il produit va évoluer, atteindre un paroxysme, saturer et puis mourir, par destruction de ses composants. A l’aide d’un enregistreur à bandes (le tout premier importé aux USA), les époux Barron enregistrent ces sons pour ainsi se constituer une bibliothèque.
A partir de cette bibliothèque, ils passent ensuite au processus de création en faisant passer ces sons par des boucles d’amplification, de réverbération, en les ralentissant, en les accélérant ou en les faisant passer à l’envers. Ils enregistrent en direct leur création, avant de passer au montage, entièrement manuel. Il leur est souvent impossible de reproduire une création une fois qu’elle est terminée (ce sera d’ailleurs le cas pour la bande originale du film). En ce sens, leurs créations sonores sont de véritables représentations scéniques, non reproductibles.
L’unité du décor sonore
« Planète Interdite » est leur premier film commercial, leur première incursion en dehors des films expérimentaux. Ils créent un circuit (et donc un son, une voix) spécifique pour chaque personnage, chaque lieu, chaque atmosphère, et le travaillent ensuite selon leurs méthodes de création. Le montage est réalisé à l’aide d’un projecteur 16mm et de plusieurs enregistreurs à bande, synchronisés mécaniquement. Le tout est commandé manuellement, et va prendre énormément de temps.
Mais le résultat est impressionnant. Les sonorités sont sombres, incroyablement harmoniques malgré leur brutalité, leur pureté. Elles induisent chez le spectateur, lorsque le moment est venu, une terreur profonde, générée par des basses qui plongent vers des profondeurs insondables. A d’autres moments, les dissonances nous rappellent que nous sommes sur un monde inconnu, dans un univers que nous ne pouvons pas comprendre. Un monde de rêves, insolite, étrange et futuriste.

Anne Francis et Leslie Nielsen dans Forbidden Planet
L’absence de frontière entre les effets sonores et la musique (puisque ce sont les mêmes sources) est aussi un point important de leur travail sur Forbidden Planet. Non seulement cela crée une unité dans le décor sonore, mais cela autorise aussi une continuité entre les deux, qui est parfois exploitée par les compositeurs. A certains moments, il est impossible de dire si on entend de la musique, des effets sonores ou les deux.
C’est une réussite. Lors de la projection test, les spectateurs, mis en condition par une diffusion stéréophonique (ce qui était plutôt rare à l’époque) applaudissent notamment à tout rompre lors de l’atterrissage du vaisseau spatial. Et lors de la sortie du film, les spectateurs seront stupéfaits, impressionnés et garderont longtemps le souvenir de cette bande sonore envoutante et mystérieuse.
Ce n’est pas de la musique
Ce n’est malheureusement pas le cas de tout le monde. Etant donné que les époux Barron ne sont pas membres de la Fédération Américaine des Musiciens, celle-ci insiste que leur œuvre sur Forbidden Planet ne soit pas créditée en tant que « musique » mais comme « tonalités électroniques ». En outre, ils ne pourront pas concourir aux Oscars, où une nomination aurait pourtant été quasi certaine. Enfin, MGM refusera également de produire un album de la bande originale du film.
Ils tenteront une action en justice afin d’obtenir du studio une juste reconnaissance de leur travail, mais l’échec de celle-ci scellera le sort de leur carrière. « Planète Interdite » fut leur première et dernière œuvre commerciale.
Aujourd’hui, le rôle pionnier de cette composition électro-acoustique, de cette création en avance sur son temps, est reconnu de manière unanime, et pour la postérité. Il ne fait aucun doute que cela fut pris en compte lorsqu’en 2013, le film a été admis au Registre National de la Bibliothèque du Congrès américain, pour son « importance culturelle, historique et esthétique ».
Vincent Van Humbeeck

Vincent Van Humbeeck
L'auteur
Fan des années 50 et de voitures américaines, Vincent est un passionné de cinéma et de musique, actuellement chef de projet auprès d’un grand constructeur automobile français.